Dites-moi donc pourquoi
ça s'est fini si tôt.
Dites-moi donc pourquoi,
au village d'en haut,
repassant en voiture,
je n'ai pas regardé le monument aux morts,
de peur d'y retrouver
d'un ami, jeune encore,
comme la signature. *
La jolie assiette reproduite ci-dessus représente pour moi une entorse peu commune à la règle que je me suis imposée de ne jamais publier de photo des plats que nos chefs nous proposent. Bernard de Clervaux avait, je crois, fourni leur règle aux preux chevaliers de l'ordre du Temple. Moi, ce serait plutôt la ... règle de Saint-Crescent.
Ce quartier de Narbonne - l'église Saint-Crescent se trouvait, au 13ème siècle, près d'une porte du faubourg de la ville situé sur le route de Perpignan - abrite à présent une des meilleures tables d'Occitanie, couronnée d'une étoile au Michelin depuis longtemps. Que ce macaron serve de ... phare à la gastronomie narbonnaise n'a rien de surprenant pour un chef qui s'appelle ... Giraud! Le jeu de mots est d'autant plus facile que keuf et les gilets jaunes s'écharpent dans le coin depuis quelques semaines, d'une part, et que le propre père de Lionel, d'autre part, a été un grand cuisinier également.
L'histoire ne repasse pas les plats, dit-on, mais on peut quand même estimer que le talent et le savoir-faire, deux éléments complémentaires, doivent se sentir bien dans certaines portions d'ADN.
Notre ami Yves, quant à lui, repasse volontiers dans les coins du monde qui lui sont chers. Jadis, il portait au loin sur la planète la bonne parole clumeckienne. A présent, jeune retraité, c'est en son nom propre qu'il alourdit son empreinte carbone, des caravansérails de Samarkande aux townships de Jo'burg et des salons du Danieli (courtesy of Marriott Hotels) aux tailleurs de Savile Row. Même si le costume de dandy n'est pas près de le rattraper, on ne peut s'empêcher de prendre Carla pour une ...
Mayfair Lady (warf-warf).
Notre Grézien s'est plu à la table de Lionel Giraud, qui est aussi celle de Saint-Crescent, l'année dernière, et nous avons d'un commun accord décidé de faire remettre le couvert pour nous cette année, sous couvert justement de camaraderie, camouflant des ors de l'amitié ce qui n'est que coupable gourmandise. De tous les péchés capitaux, c'est celui-ci que je commets avec le plus d'application, voire même obstination.
Voilà pourquoi Ryanair Flight FR1384 a débarqué mes amis à La Llabanère samedi dernier. Hier soir, pas plus que toute la semaine passée, aucun "menu truffe" en vue, ni sur internet, ni sur la carte physique du restaurant. Albert, le sommelier préféré de ma mère, Jeremy, le directeur de salle maison, le chef et sa femme, tous nous ont fait la surprise de maintenir cette date alors que le "vrai" menu truffe n'a pas encore commencé sa campagne. On a bénéficié du chef pour nous, rien que pour nous, pourrait-on dire. Commis, stagiaires, apprentis, second de cuisine: bas les pattes, c'est le boss qui officie. On peut aussi prétendre qu'il a profité de cette gourmandise bénie des dieux pour tester grandeur nature la composition 2019 de cet événement: si son jardin est plus petit que Rome, c'est pourtant in naturalibus qu'il étrenna la melanosporum!
Je ne laisserai pas passer l'indélicatesse consistant à "vendre la mèche", d'autant qu'on n'a pas trouvé de cheveu à couper en quatre. Car ceci mettrait ... le feu aux poudres, comme celles (made by Nestlé par exemple) qui font les choux gras de certains confrères. Non, trois fois non: d'une part, c'est Lavazza qui a "signé" Lionel Giraud et pas George Clooney, d'autre part, c'est ici le produit local, fermier, authentique qui arrive dans l'assiette, pas le déshydraté-reconstitué sorti du cerveau d'un Kurti ou d'un This.
Je vais donc dévoiler un seul des bijoux qu'on a fait scintiller pour nous: une rosace de pieuvre (= poulpe, oui Octopussy) autour d'un médaillon de mousse de foie gras, agrémentée de pommade de betterave rouge cuite au four (à la catalane) et de truffe, le tout traité comme un civet (sauce riche) et couronné de "tuiles" caramélisées (un peu comme les Brugse Kletskoppen). J'ai rarement dégusté un plat aussi inattendu, harmonieux et esthétiquement réussi ... et en plus c'était très bon. On nous a servi en accompagnement (on dit "avec", en belge) un étonnant grenache noir (vieille vigne) provenant d'une parcelle de la Livinière située au-dessus d'anciennes mines: le vin était clair, très griotté au nez (burlat même), vif en bouche. A l'aveugle, j'aurais pensé à un pinot. Mais la Ligue Braille m'a empêché de dire à haute voix cette grosse sottise que je pensais tout bas.
Christine, ainsi que vous mes deux chers amis,
merci d'avoir servi de prétexte à ces agapes.
M. Giraud et toute l'équipe,
merci de nous avoir reçus avec tant de prévenance.
Saint-Crescent, merci d'avoir péri en martyr sous l'Empereur Trajan
et d'avoir gentiment laissé ta table à notre disposition ...
*: Dernières lignes de "Lettres", poignante chanson écrite par Maxime Le Forestier du temps
où les strophes lui importaient plus que ses royalties à la Sacem.
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